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Pensée "Made"

Dernière mise à jour : 16 août 2020


Ce soir, je regarde « Made » sur MTV. Une jeune fille sourde à 90% veut devenir chanteuse. En réalité, peu importe le rêve à réaliser, l’objectif est souvent que l’héroïne du jour s’accepte, étoffe son cercle d’amis et soit heureuse. Ambitieux et beau programme. Afin de concrétiser cela, l’élue devait, cette fois, récolter des numéros de téléphones et parler avec des gens. Et oui, l’adage veut qu’un répertoire téléphonique bien rempli rende les gens heureux.


J’ai une petite collection de numéros de téléphone de personnes d’horizons divers et pourtant, si je décidais de mettre fin à mes jours un dimanche soir veille de congé et bien, je ne suis pas certaine que l’on s’apercevrait de mon acte avant au moins une semaine voire plus.


Actuellement, je ne pourrais pas donner le nom d’une personne qui pourrait donner l’alerte, mais nous pouvons toutefois passer en revue mes contacts. Prenons tout d’abord, la famille et commençons par la source : les parents. Père et mère bien qu’attentionnés et certainement bienveillants à mon égard ne me téléphonent jamais sauf urgence, nécessité, ou soudain besoin affectif. Bien évidemment, si je ne donne pas de nouvelles dans les quinze jours, ils s’inquiètent. Ce ne sont pas des parents indignes, mais d’ici à ce qu’ils me contactent la rigidité cadavérique et la putréfaction ce seraient déjà emparées de moi depuis quelques temps. Passons maintenant à la sacro-sainte fratrie. Malheureusement pour moi, mon frère ne serait pas plus rapide dans cette course. Élevé lui aussi dans la génération téléphone fixe, il n’use du GSM qu’en réponse à mes appels ou e-mails ou pour des invitations extraordinaires à des événements festifs tels que anniversaires, naissances, mariages ou visites dominicales aux parents. Comme ces réjouissances sont ponctuelles, il est probable que les asticots en soient au trou normand quand il me découvrirait. En outre, le fait qu’il soit, en ce moment, à l’autre bout de la terre ne faciliterait certainement pas les choses. Élargissons maintenant le cercle familial, passons les oncles, tantes, parrain et marraine dont je ne possède pas le numéro et que je ne vois que pour les bisous de bonne année et parfois aux anniversaires. Arrêtons-nous plutôt à leurs enfants. La majeure partie de mes cousins ne sont pas dans mon répertoire non plus et rejoignent donc la catégorie des parents et du bisou de la saint Sylvestre. Si je n’avais qu’eux, la stèle mortuaire serait déjà posée et les fleurs fanées avant qu’ils n’apprennent la triste nouvelle. Quant aux autres, répertoriés eux, ils me sont moins inconnus, mais ils ne sont pas forcément plus présents. Ma dépouille devrait donc attendre qu’un évènement festif s’annonce ou que la curiosité les pique. Bref, cela ne serait pas gagné. Poursuivons toutefois notre réflexion. Restons dans l’intimité et interrogeons-nous sur ma moitié. Étant présentement en instance de séparation pour cause de réflexion, si malheureusement je ne répondais pas à ses tentatives de contacts (pour peu qu’il soit disposé à en faire), il penserait peut-être à une séparation effective et définitive. Sans réponse de ma part, il passerait son chemin et le fumet de ma personne aurait tôt fait d’embaumer les lieux. Continuons puisque mon répertoire est bien fourni. Parlons des amis. Quelques-uns prennent contact avec moi naturellement et spontanément à des rythmes plus ou moins variables. Malencontreusement, si j’attente à ma vie au mauvais moment c’est-à-dire tout de suite après leur coup de téléphone, des générations de mouches auraient le temps de prospérer sur mon corps en attendant le coup de fil suivant. En ce qui concerne les autres, je ne sais pas combien de temps met un cadavre pour disparaître totalement, mais j’aurais probablement le temps de renaitre de mes cendres et de redevenir poussière avant une quelconque inquiétude de leur part. Passons aux colocataires. Habitués à mes allées et venues et n’ayant pas vraiment d’intérêts à rentrer dans mes appartements sauf pour raisons logistiques ou informatiques, je crois que seule l’odeur nauséabonde les avertirait de mon état morbide. Toutefois, il faudrait que mes effluves contrent les émanations latrinaires et ce n’est pas si évident. De plus, étant pour le moment reconvertie en concierge de la maison des frites en vacances, mon parfum ne risquerait pas de les incommodés. La voisine de mes frites en vacances, quant à elle, pourrait bien me découvrir en faisant sa relève de courrier. Intriguée par l’immobilité du volet de la fenêtre de la cuisine, elle pousserait la porte de la maison pour accomplir son devoir de gardienne. Le choix du lieu serait alors primordial même si l’odeur finirait par l’avertir. Voilà un bien triste constat. Personne, avant la fin des vacances, n’aurait eu connaissance de mon funeste dessein. Arriveraient alors, les premiers jours de cours et la reprise du travail. Certains s’inquiéteraient peut-être de cette absence inhabituelle, s’offusqueraient probablement de mon manque de sérieux, s’exciteraient sur mon répondeur. Combien de temps mettrait-on pour donner l’alerte et prévenir les miens ? Qui aurait l’idée du lieu où me chercher ou de la personne à contacter ?


J’ai 25 ans (encore). Je sors de chez moi. Je vois des gens. Je parle avec certains. Je ris et amuse la galerie parfois. Je m’investis dans des relations amicales et amoureuses. J’ai une vie active et un répertoire téléphonique bien fourni, mais je pourrais mourir seule et en toute discrétion. Comme quoi …


-Février 2012-

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