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Nouvelle fantastique

Dernière mise à jour : 13 août 2020

L'héritage

Photo de Ian Parker

« On ne reçoit pas la sagesse,

il faut la découvrir soi-même

après un trajet que personne

ne peut faire pour nous,

ne peut nous épargner.»

Marcel Proust.

J’étais au salon quand Antonin m’apporta le télégramme. A l’époque, j’aimais regarder le bois se consumer dans l’âtre. Fasciné par la valse funèbre des flammes, je laissais vagabonder mes pensées et oubliais le monde extérieur. Assis dans mon fauteuil, isolé, je passais de longues heures dans cette atmosphère apaisante et sereine. Seule l’alimentation du feu perturbait ces moments de rêveries et me ramenait à la réalité. Il me fallut quelques instants avant de percevoir la présence d’Antonin dans la pièce. Il tendait le bras vers moi, me présentant un bout de papier. Je n’arrivais pas à déceler sur son visage la portée du message. Je dépliai donc le papier et lus le contenu :

« Malheur arrivé. M. décédé. Enterrement jeudi 9h.

Joséphine Ducrual. »

Mon grand oncle était le seul survivant de ma famille paternelle. Celui qui me rattachait encore à mes racines, à mon nom. Je ne le connaissais pas réellement. Il était d’un naturel bizarre. Peintre de renom, égocentrique à souhait, il dédiait sa vie à son art. Je n’appréciais d’ailleurs pas spécialement ses tableaux. Obscures et abstraites, ses fresques reflétaient une atmosphère morbide, surtout ces dernières années. De plus, je ne le voyais qu’à de rares occasions. La dernière fois, c’était il y a quatre ou cinq mois. J’avais lu dans le journal l’annonce de son prochain vernissage. Je m'étais donc rendu à la galerie et durant cette soirée, je n’avais pas éprouvé le besoin d’aller lui parler. Je l’avais observé du coin de la salle. Grand et filiforme, les traits tirés, je m'étais d'ailleurs demandé comment il pouvait encore avoir la force de tenir son pinceau. Pourtant ce corps décharné au visage triste et au regard vide, s'était tenu debout pendant plusieurs heures, le verre à la main au milieu de l’exposition. Joséphine, sa bonne, je ne sais par quelle magie m'avait reconnu ce soir-là. Elle m'avait souri, m'avait adressé quelques mots succincts et était retournée auprès de son patron. Ce grand oncle m’était si étranger. Néanmoins ce décès provoqua en moi la naissance d’une angoisse. Je me sentais seul et abandonné. Je n'étais pas allé à son enterrement. Cette initiative aurait été trop hypocrite pour moi. A quoi bon pleurer un homme dont je ne m’étais jamais soucié de son vivant. Toutefois, vers neuf heures, j’eus quand même une pensée pour lui. Il ne fallait pas être totalement ingrat. Puis, le temps passa.


Je ne songeais plus à lui, avant le mois dernier, lorsque je reçus une lettre. En effet, d’après le notaire, j’étais le seul héritier de son immense fortune. Malheureusement pour moi, les affaires n’étaient pas aussi florissantes qu’il y paraissait. Endetté, la majorité de ses biens furent sacrifiés afin de rembourser les usuriers. Un seul bijou familial me revint finalement. La lettre avait pourtant si bien commencé…

Il se passa, encore, deux bonnes semaines avant que le colis contenant mon héritage n’arriva. Il devait être trois heures de l’après – midi, lorsque l’on sonna à ma porte. Deux hommes portant une haute boîte en bois me saluèrent. Après avoir signé l’accusé de réception, ils me remirent une lettre ainsi que l’imposant colis. La caisse était lourde, Antonin et sa femme éprouvèrent quelques difficultés à la déplacer. Je souris à les voir s’épuiser et ouvris la lettre. Je fus surpris du contenu. Mon grand oncle lui-même avait écrit ces mots, du moins la signature l’attestait. Jamais je n’avais vu son écriture. Le texte, d’apparence irrégulière, débutait par une grande majuscule stylisée suivie de petites lettres épaisses en arcades. Je pouvais y lire :

« Mon cher petit neveu,

Voici une bague qui appartenait autrefois à Nicolas II évêque de Cambrai. Prends – en soin et surtout ne l’enlève de son socle sous aucun prétexte !

Je te le demande avec insistance. Respecte le souhait d’un mort !

Pardonne- moi,

Jules Baudouin. »

Cette lettre posthume me perturba quelque temps. Que devais-je pardonner ? L’autorité ou le mystère de cette lettre, je n’en avais aucune idée. Ce questionnement redoubla lorsque j’ouvris le conséquent parquet. Au premier coup de pied de biche, il s’échappa de la boîte un épais nuage de poussière qui me fit tousser. Je dégageai alors la vitrine d’une couche dense de paille. A l’intérieur, se trouvait une magnifique chevalière en or sculpté et ornée d’un diamant resplendissant. Après bien des gouttes de sueurs, le bijou et sa protection trouvèrent leur place sur le dressoir de la salle à manger. Je l’admirais à chaque passage. Mon œil perpétuellement attiré par sa brillance. Je n’avais véritablement pas de compte à rendre à ce grand oncle mais pourtant je ressentis le besoin de respecter sa dernière volonté. Je luttai donc contre ma curiosité tout l’après-midi.

Après avoir pesé le pour et le contre pendant de nombreuses heures, je décidai d’observer la bague d’un peu plus près. Mon grand oncle mort, je ne devais assurément pas craindre son courroux. Je me dirigeai, par conséquent, vers le meuble. J’ouvris la porte de la vitrine. Bizarrement mon cœur s’accéléra perceptiblement comme celui d’un enfant sur le point de forfaire. Mon bras pénétra dans l’espèce d’aquarium et s’approcha de la chevalière. Mon souffle se coupa. Quant à mes doigts, telle une pince, ils s’entrouvrirent pour attraper le bijou. Une goutte de sueur coula le long de mon dos. Je ravalai ma salive. A peine avais-je touché le bijou qu’un frisson me parcouru de part en part. Le sentiment de trahison m’envahit. Je lâchai l’objet et refermai le cube à une vitesse incroyable. Essoufflé, en sueur, je ne compris pas quelle peur m’avait poussé à ce réflexe idiot. J’avoue que j’étais heureux que personne n’ait assisté à ce spectacle pitoyable. Je m’éloignai, ensuite, du précieux anneau. Je me trouvais à quelques pas de là quand j’entendis comme un crissement mécanique, une complainte grave qui me fit sursauter. Je me retournai, il n’y avait personne aux alentours, pas de porte ouverte ni de fenêtre, tout était comme à son habitude. Pas entièrement rassuré, je mis tout de même cette hallucination auditive sur le compte de ma frayeur récente. Troublé par cette aventure, je ne tardai pas à me coucher. Le sommeil vint vite mais la nuit fut tourmentée. Réveillé par l’écho de ce crissement terrifiant, je me retournai sans cesse.

Quand le jour arriva, la fatigue et l’énervement étaient tels que la moindre contrariété me mettaient dans une colère noire. Je devenais agressif et austère. Les cernes et l’irritabilité occupaient tous mes traits. Le reflet dans le miroir n’était décemment plus le mien. Mes yeux noircis m’effrayaient. Je choisis donc de rester à la maison ce jour afin de ne pas contrarier mes camarades de bureau et de pourvoir me reposer. Je passai la majorité de la journée à m’impatienter de ne pas voir venir la nuit et le repos tant attendu. Durant le souper, mon regard s’arrêta sur la vitrine. La chevalière n’était plus dans son présentoir. Évidemment la panique de la veille ne m’avait pas permis de la replacer convenablement. Je fus intrigué par la couleur de la pierre précieuse. Le blanc éclatant d’hier semblait s’être teinté imperceptiblement. Je m’approchai de la vitrine pour vérifier. J’admirai le travail de l’orfèvre, j’étais comme ensorcelé par la beauté de la composition et la finesse de la sculpture. Sous l’emprise de ce bijou, j’ouvris mécaniquement la porte de la vitrine une nouvelle fois. Dépossédé de toute volonté, je pris la bague. Mon cœur s’accéléra à nouveau mais cette fois il battit à tout rompre. Tandis que je passais la bague à mon doigt, mon cœur s’arrêta net, une fraction de seconde pourtant tellement longue. Comme le noyé reprend son souffle une fois sur la rive, j’inspirai profondément pour me rattacher à la vie. Et puis, plus rien, il ne s’était effectivement rien passé. Je n’étais pas mort, il n’y avait pas l’ombre d’un bruit pas même d’un fantôme. J’étais simplement debout au milieu de la salle à manger, la bague au doigt et l’air effrayé. M’imaginant la scène, je commençai à rire, d’un rire franc que l’on a quand on se sent idiot. Je n’avais jamais cru à ces balivernes et ce n’était pas une lettre bizarre d’un vieux croûton ou une mauvaise nuit qui allait changer le cours de ma vie.

Le sourire toujours aux lèvres, je voulus enlever l’anneau. Lorsque je m’aperçus que le bijou était coincé par l’articulation du doigt, ma bouche se crispa. L’anneau était comme collé à ma peau. Mes sourcils se froncèrent. La bague résistait à la force, à la salive et même au savon. Rien n’y faisait. Je pensai, dès lors, me rendre chez le bijoutier à la première heure le lendemain. Ce soir-là, il n’aurait pas pu m’aider. Il fallait être patient. La soirée se déroula comme d’habitude, une longue réflexion au coin du feu. Toutefois l’alimentation du feu ne fut pas la seule perturbation de ce début de nuit. Des picotements lançaient dans mon doigt. J’avais l’impression que la bague serrait de plus en plus. Je frottai mon annulaire endoloris et tentai d’apaiser les fourmillements par des mouvements brefs et rapides. En m’endormant, je me répétai encore tout en massant ma main : un peu de patience. J’essayai tout de même une nouvelle fois de tirer sur ce garrot mais en vain. J’attendis l’aube avec impatience.

Pendant la nuit, une douleur atroce me réveilla. Mon doigt, ma main et mon bras brûlaient. J’allumai la bougie péniblement, chaque mouvement était une souffrance nouvelle, et je regardai ma main. Mon doigt était bleuâtre et froid. La pierre de la bague, quant à elle, était rouge vif. J’essayai encore d’enlever cette malédiction mais la douleur augmentait à chaque secousse. J’entendis un râle aigu ou peut-être un sifflement je ne me rappelle plus très bien. Le bruit m’obsédait et emplissait la pièce. J’appelais Antonin en secouant furieusement la cloche. Antonin arriva en habit de nuit, haletant. A la vue de mon membre, il écarquilla les yeux et partit aussitôt chercher le médecin. Sa femme, Jeanne, resta à mon chevet. Le bruit conjugué à la souffrance me rendait fou. J’hurlais, je gémissais, j’adjurais le ciel de me libérer de cet enfer. J’aurais tout donné pour le silence et la paix. Je me relevai, une nouvelle fois, pour tirer sur la chevalière. Je tirai avec une force telle que l’articulation se démis. Je criai de douleur et me recouchai aussitôt. Je suppliai Jeanne de m’aider. La pauvre ne savait que penser. Elle essaya de scier la bague mais le métal ne se détériora même pas. Elle eut soudain l’idée de m’enivrer. L’alcool agirait comme anesthésiant. Et elle pensa certainement que si cela n’avait pas le mérite d’apaiser la souffrance, je me tairais peut-être le temps que le docteur arrive. L’entonnoir et l’énorme bouteille de rhum dans les mains, elle me fit boire deux litres au moins avant que je ne m’évanouisse.

Le lendemain, je me réveillai la bouche pâteuse et la tête brumeuse. J’éprouvai quelques difficultés à rester les yeux ouverts. Un homme d’une quarantaine d’année me demanda : « Comment allez-vous ? Vous vous sentez mieux ? ». Après quelques instants, j’ouvris les yeux et aperçus le médecin du village. Soudain tout me revint en tête : la bague, l’ignoble douleur et la boisson. Je regardai alors ma main et je comptai doucement mes doigts. Je voyais flou ou plutôt je ne voulais pas voir ce qui sautait aux yeux. L’annulaire manquait, un énorme pansement le remplaçait. Je demandais alors le pourquoi de cette boucherie. Le médecin d’un air sérieux me répondit que l’amputation était inévitable vu le caractère fulgurant de la gangrène. Je réclamai vivement mon doigt tandis que je fixais le sang sur le pansement. Il me manquait une partie de moi et je voulais m’assurer qu’elle était bien traitée. Le docteur m’apporta un bout d’étoffe ensanglanté où il l’avait placée, la veille. Je l’ouvris et aperçus la bague sertie d’un rubis. Le doigt avait disparu. Seules quelques cendres entouraient l’objet de ma torture. Pris d’un sentiment d’horreur, je jetai le paquet le plus loin possible de moi au travers de la pièce.

On ne retrouva jamais la bague pas plus que mon doigt. Et depuis cette nuit, je ressens souvent, le soir au coin du feu, le picotement d’un membre qui ne veut pas que je l’oublie.


(Mars 1889)

J’étais au salon quand Victor m’apporta la lettre qui accompagnait le drôle de petit colis entouré de tissu …

-2008-

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